Texte Dans une vitrine presque lunaire aux murs
métallisés, un stalactite blanc pend sous les lumières bleutées. «Le
laboratoire du professeur Narton!», s'exclameraient bon nombre de
baby-boomers. Mais le plus impressionnant s'en vient: la lancée
d'une décharge électrique et la formation d'un arc entre le corps du
glaçon et une protubérance où convergent les gouttelettes et
s'allonge un autre glaçon. Le tout dure quelques minutes et
l'expérience est répétée tous les jours suivant des paramètres
évolutifs très précis et devant une caméra à ultra-haute vitesse.
Outre les images, de multiples données sont enregistrées.
Cette expérience, l'une des
nombreuses menées à la Chaire industrielle CRSNG/Hydro-Québec/UQAC
de recherche sur le givrage atmosphérique des équipements des
réseaux électriques (CIGELE) est sans doute la plus spectaculaire.
Mais elle n'est que l'un des éléments d'une chaîne d'études
multidisciplinaires dans laquelle le Québec exerce un fort
leadership. Des étudiants et des chercheurs viennent de plusieurs
parties du monde pour se joindre au projet, y apprendre et
contribuer à étoffer la connaissance de ces phénomènes.
Le Québec : laboratoire
de froidure «Super, le
climat du Québec et surtout du SaguenayLac-Saint-Jean!», lance
Konstantin Savadjiev, professeur-chercheur sous octroi, originaire
de Bulgarie et membre de la CIGELE. Non sans sourire, il ajoute:
«Pour étudier les phénomènes du givrage atmosphérique, bien sûr!» Le
scientifique souligne que non seulement le climat est idéal pour ce
type d'étude, mais que la structure du réseau des lignes de
transport fait du Québec une espèce de laboratoire grandeur nature.
Il y a en effet au Québec 32 000 km de lignes de transport
d'énergie et 100 000 km de lignes de distribution qui,
pratiquement chaque année, subissent les méfaits de la glace.
La CIGELE, créée en 1997, n'est donc
pas une retombée des événements de janvier 1998. «C'est plutôt une
nouvelle étape dans le développement de l'expertise scientifique
bâtie à Chicoutimi», précise le professeur Masoud Farzaneh,
titulaire de la Chaire. Les événements déclencheurs de l'intérêt
initial pour cette question remontent à 1969 et 1973. Ces hivers-là,
l'effondrement de plusieurs pylônes d'Hydro-Québec avait provoqué
des perturbations et des coûts importants. Le processus de recherche
a été amorcé en 1974, alors qu'une équipe a orienté ses travaux vers
les effets du givrage atmosphérique sur les lignes de transport
d'énergie. On a alors construit deux chambres froides, un tunnel
réfrigéré en circuit fermé et établi une infrastructure scientifique
de base.
Défrichage et
partenariats «Nous sommes
partis de presque rien, signale le professeur Farzaneh, mais nous
avons toutefois franchi de grands pas et cela même si 20 ans
c'est très court en science.» Cependant, en dépit de spectaculaires
avancées dans plusieurs des champs scientifiques liés à l'étude du
givrage atmosphérique, on ne voit poindre qu'une partie de cet
enchevêtrement de causes, d'effets, d'interactions et de disciplines
en jeu. Il y a donc encore une masse de nouvelles connaissances à
acquérir et un écheveau de liens à établir entre les multiples
facettes du phénomène.
Avant que l'Université du Québec à
Chicoutimi n'adopte le thème de recherche, quelques équipes dans le
monde avaient commencé à se pencher sur la question. L'UQAC s'est
toutefois bientôt fait reconnaître comme leader sur le plan
international en matière de givrage atmosphérique. Depuis quelques
années, plusieurs universités et grandes compagnies gestionnaires de
l'électricité de plusieurs États se sont jointes au groupe
saguenayen. Les contacts sont étroits et constants avec ces équipes,
dont certaines sont devenues de véritables partenaires.
Le principal partenaire et allié de
la CIGELE reste, bien sûr, Hydro-Québec. Ce mariage oriente
naturellement les projets de recherche menés à la Chaire. Il les
rend plus concrets, même si la teneur fondamentale des études est
omniprésente, les rapproche du réel et donne aux travaux une
importance socioéconomique motivante pour les scientifiques. De
plus, la forte implication d'Hydro-Québec a permis de réunir un
équipement unique : entre autres, des chambres climatiques, des
systèmes de haute tension, des systèmes de mesure de pointe, des
ordinateurs et des logiciels puissants...
En plus du million et demi de
dollars (en services et en fonds) que verse Hydro-Québec sur cinq
ans, la Chaire bénéficie du soutien du Conseil de recherches en
sciences naturelles et en génie, de la Société d'électricité de la
Norvège, d'Alcan, du Centre québécois de recherche et de
développement de l'aluminium, de la Fondation de l'UQAC, du
Laboratoire de Chalk River (Énergie atomique du Canada) et de la
compagnie Phillips-Fitel. Des manufacturiers de matériel se montrent
désormais intéressés et devraient permettre à la CIGELE d'ajouter
une nouvelle dimension à ses études.
M. Farzaneh précise: «Avec
Hydro-Québec comme partenaire principal, nous avons également la
possibilité d'utiliser des sites naturels de givrage et le vaste
réseau de givrométrie de la société d'État. Ce réseau est constitué
d'une série d'appareils de mesure in situ qui transmettent les données en temps réel à
Hydro-Québec et, maintenant, aussi à la CIGELE. Nous avons également
accès au site particulier du Mont Bélair, près de Québec, qui est le
lieu par excellence pour une observation et une étude privilégiées
du givre, du verglas et de tous les éléments périphériques à ces
phénomènes climatiques.»
Les problèmes de verglas ne sont, en
effet, nullement monolithiques. Leur étude exige une compréhension
de phénomènes physiques, électriques, mécaniques et aérodynamiques
insuffisamment connus. L'étude de la glace atmosphérique commande
donc, pour la compréhension des phénomènes et leur modélisation, un
effort sur les plans expérimental et théorique dans plusieurs
disciplines comme la météorologie appliquée à l'environnement, la
mécanique de la glace et des fluides, les décharges électriques en
haute tension, l'analyse statistique et la modélisation physique,
mathématique et numérique.
Une équipe, des
atouts À la CIGELE, la
plupart des disciplines mentionnées sont soutenues par un ou
plusieurs scientifiques. Ainsi, dans l'équipe de M. Farzaneh,
des chercheurs aux spécialités différentes travaillent aux
simulations expérimentales numériques ainsi qu'à la réalisation de
modèles mathématiques destinés à mieux comprendre ces domaines et
les effets des précipitations givrantes sur les équipements et les
lignes de transport de l'énergie électrique.
Une alliance particulièrement
importante lie la Chaire à l'Université de la Colombie-Britannique
(UBC), l'une des universités ayant développé une compétence
originale dans l'étude des décharges électriques partielles. UBC a
aussi mis au point une technique de mesure basée sur la photographie
à ultra-haute vitesse adaptée aux besoins de l'enregistrement de
données. D'ailleurs, la caméra à balayage de fentes appartenant à
UBC est actuellement à Chicoutimi. L'appareil sert à capter les
images de l'expérience menée sur les décharges électriques. Stephan
Brettschneider, un étudiant allemand, qui complète son doctorat en
ingénierie à l'UQAC en collaboration avec UBC, explique: «Pendant
les six mois passés à Vancouver, j'ai fait des expériences et des
recherches avec des gens qui connaissaient les problématiques des
décharges électriques à la surface d'isolants comme le teflon et
j'ai appris comment travailler avec cette caméra.» Un étudiant
français, Christophe Volat, s'attache, dans le cadre du même projet
de la Chaire, à modéliser le champ électrique autour des isolateurs
recouverts de glace. «Ses calculs nous permettent de préciser les
paramètres optimaux d'un isolateur, explique M. Farzaneh. Dans
quelles conditions va-t-il claquer ou nous donner des problèmes? En
quelque sorte, ces études nous disent comment travailler à la
conception des isolateurs pour que, à long terme, ces produits
soient adaptés au climat froid dans les conditions du givrage
atmosphérique.»
Gilles Simard, étudiant à la
maîtrise en ingénierie, travaille pour sa part sur la modélisation
du verglas autour des câbles et des conducteurs. «Déjà, nous
possédons beaucoup de données qui ont été recueillies depuis des
années sur le terrain ou en laboratoire, dit-il. Je fais l'exercice
de modéliser comment évoluera la gaine de glace sur le fil selon la
température, le vent, les précipitations... Grâce aux prélèvements,
je possède des échantillons bien caractérisés qui me permettent de
valider mon modèle.»
Le professeur Gilles Bouchard fait
aussi partie de la Chaire. Ce membre du GRIEA s'occupe des projets
sur le «galop», c'est-à-dire sur la cadence des vibrations de grande
amplitude sur les lignes de transport en présence de manchons de
glace et de vent. Membre du comité scientifique de la Chaire, M.
Bouchard explique que l'on aurait tort de penser que la glace est
simplement de l'eau amenée à une température inférieure à zéro. «Si
la glace ordinaire, celle que l'on connaît généralement, est obtenue
par la congélation d'une masse d'eau, différentes conditions
prévalent dans la formation de la glace atmosphérique.
Paradoxalement, on trouve des gouttes d'eau non gelée, dont la
température est largement sous 0° C. Ainsi, dans les nuages, il
y a de l'eau à - 20° C ou à - 30° C. On dit
que les gouttes d'eau sont dans un état liquide que l'on appelle
"surfondu"», explique le professeur. Selon lui, il est important de
savoir qu'il faut une perturbation telle qu'une particule pour
commencer la nucléation de l'eau (la glaciation), sinon l'état
liquide demeure. Dans une eau très pure, la nucléation débutera
lorsqu'un objet, une poussière, entrera en contact avec cette eau. À
cet égard, M. Bouchard et ses étudiants s'intéressent surtout à la
modélisation du givre et du verglas sur les câbles et les
conducteurs de lignes de transport d'énergie électrique.
Quant à Konstantin Savadjiev, il a
oeuvré 30 ans dans le domaine de la conception des lignes de
transport d'énergie électrique en Bulgarie. Cet ingénieur,
spécialiste de l'électricité et statisticien, a toutefois toujours
travaillé dans les domaines mécanique et météorologique des
phénomènes de verglas. Il se dit très heureux de faire partie de la
CIGELE et apprécie, entre autres, qu'au Québec, des mesures
enregistrées depuis 25 ans forment une banque de données unique
en son genre. «Les observations sont très complètes et rigoureuses,
dit-il. Quant au réseau de givromètres, qui jusqu'à il y a six ans
était un peu primitif, il évolue de plus en plus vers la fine
pointe, notamment en raison de son système en temps réel avec
satellite.»
Les limites de la
science Les modèles
probabilistes et l'analyse des statistiques, qui proviennent des
mesures sur les équipements réels, sont un champ d'étude important
de la Chaire. Tous les phénomènes relatifs aux glaces et aux vents
étant probabilistes et aléatoires, l'approche statistique est
incontournable. Le but final des analyses statistiques
météorologiques est de prévoir ce qui est susceptible de survenir.
Dans les 10 prochaines années, peut-on s'attendre à une autre
tempête de glace? M. Farzaneh croit que nous sommes limités dans
notre réponse par des éléments indéterminés. Même si la politique
d'Hydro-Québec d'amasser de longue date des données est un atout de
poids, c'est la loi du grand nombre qui dicte la bonne précision des
prévisions. Aussi, quoique intéressantes, les données statistiques
que nous possédons constituent encore une fenêtre bien petite sur le
phénomène. «C'est à long terme que ces analyses statistiques vont
nous permettre de mieux en mieux gérer l'incertitude», précise le
titulaire de la Chaire.
Après les questions clés liées à la
création du givre et au verglas, aux conditions prévalant à cette
création et à la nature des supports affectés, les membres de la
CIGELE étudient aussi le phénomène du délestage des conducteurs et
des câbles. La glace tombe, bravo! Mais tout risque n'est pas
écarté. Au contraire, la chute même de la glace déclenche parfois
des problèmes. Nous assistons à des effets mécaniques qui peuvent,
là encore, causer des dégâts énormes. La force des réactions causées
par la chute des glaces, souvent de façon asymétrique, entraîne des
mouvements de grande amplitude sur les conducteurs et les câbles.
Cette force peut les amener à se toucher et à provoquer des
courts-circuits. Les réactions à ces forces mécaniques peuvent aussi
causer l'effondrement en cascade de pylônes.
À terme, M. Farzaneh et son équipe
rêvent, bien sûr, d'édifier des modèles mathématiques qui
permettraient de prédire les arcs électriques sur les isolateurs
givrés et de prévoir la masse et la forme d'accumulation de la glace
sur divers équipements. De tels modèles constituent déjà, et
constitueront de plus en plus, des instruments extraordinaires pour
identifier le rôle des différentes variables, notamment
environnementales et météorologiques, pour comprendre l'ensemble des
phénomènes associés au givrage atmosphérique et au comportement des
équipements, pour prévoir ces phénomènes et concevoir des
équipements adaptés. Si nous n'en sommes pas là encore, la confiance
est de mise car des pas de géant sont faits chaque
année. |